Le camping comme à la maison, par Jake Adelstein
Article invité du Magazine Tempura
Jake Adelstein, l'auteur de Tokyo Vice qui réside à Tokyo depuis plus de trente ans, nous partage son expérience et sa reflexion sur le camping au Japon.
Quand j’étais encore à la fac à Tokyo, à la fin des années 1980, le camping était un passe-temps, un moyen bon marché de découvrir du pays. J’avais rejoint un journal étudiant, le Sophia Express, qui se révéla être, grosso modo, un club d’aventure. Toutes les deux à trois semaines, on louait un van et on partait n’importe où au Japon, en embarquant quelques tentes, des allumettes, de l’antimoustique, de la nourriture, des duvets, de la bière et quelques accessoires indispensables.
Puisque les smartphones n’existaient pas, l’un d’entre nous apportait un appareil photo, bien qu’il y ait toujours eu la possibilité d’acheter sur la route un jetable Fujifilm avec leurs fameux emballages verts et leur look de jouet bon marché.
Le camping était le moyen rêvé de se confronter à la nature japonaise tout en économisant sur le logement. Notre groupe était dirigé par deux étudiants allemands complètement cinglés : Peer, un blond au look de Sting, et Christophe, un existentialiste qui fumait comme un pompier. Tomoko Kuriyama, qui ressemblait à une dominatrix en version miniature, portait toujours des bottes en cuir qui faisaient presque la moitié de sa taille. C’était la sous-chef du groupe.
On choisissait un lieu et on préparait la route avec des cartes et des topo. On cherchait un site relativement plat et, si on avait de la chance, on pouvait tomber sur un sol relativement mou. On écoutait de la musique et on papotait tout le long du trajet – il n’y avait pas d’iPhones à l’époque.
Pendant la journée, on mangeait dans n’importe quel boui-boui proche des lieux touristiques. Le soir, on préparait des gyoza surgelés, des hotdogs, des yakitori et parfois même du poisson. Il me semble que les Allemands apportaient parfois de la salade de pommes de terre.
On a tenté de pêcher une fois, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. On cuisinait sur un grill rouillé au-dessus du feu de camp, en utilisant le bois que l’on pouvait trouver aux alentours. On n’était pas vraiment regardant sur la météo, même si j’ai une fois obligé les Allemands à redescendre de la montagne où nous campions, car j’estimais qu’il serait préférable de ne pas dormir sur de la neige.
Les bons jours, on faisait bouillir de l’eau et on préparait du café frais et du thé. Les mauvais, on se contentait des distributeurs automatiques et du café en canette.
À la fin des années 1980, le Japon n’était pas une destination touristique. Ce qui fait que dans les régions rurales, on vous accueillait avec un mélange de politesse et de curiosité. Plus vous vous éloigniez de Tokyo, moins vous aviez de chances de trouver quelqu’un qui ne serait-ce qu’essaie de vous parler anglais. Les gens vous expliquaient en japonais et avec enthousiasme les sites, les montagnes ou les temples à visiter sans vraiment se soucier de savoir si vous compreniez quoi que ce soit.
On passait du bon temps le soir, on se levait à l’aube et on visitait des lieux uniques aux petites heures du matin. On a gravi les 1 000 marches du temple Konpira, à Kotohira dans la préfecture de Kagawa. Et on les a redescendues aussi.
Si vous étiez sale et rêviez d’une douche, la seule véritable option était de plonger dans un lac ou une rivière. En hiver, on se garait près d’un onsen qui disposait d’un rotemburô, un bain extérieur, et on s’y glissait la nuit, après la fermeture. Un jour, on a décidé de se baigner dans un onsen que fréquentaient aussi des macaques. À la fermeture, on est entré discrètement en laissant nos vêtements dans des sacs plastique. J’avais mis les miens dans un sac qui avait contenu des onigiris et des snacks. Ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention d’un singe curieux, et avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, il l’attrapa et s’enfuit dans un cri, me laissant nu et perplexe (et mes camarades très amusés). Je vous passe les détails du retour au van à poil en plein hiver.
Nous partions camper pour la camaraderie, mais aussi pour ce sentiment de calme absolu impossible à trouver en ville. Voir la lune et les étoiles, si brillantes qu’elles rendaient les lampes torches inutiles.
Le camping en tant qu’activité et passe-temps a démarré aux États-Unis, mais c’est le mouvement Wandervogel, qui rassemblait de jeunes Allemands en mal de nature entre 1896 et 1933, qui a véritablement marqué son envol. Au Japon, le camping a réellement décollé en 1922 lorsqu’un grand événement outdoor fut organisé près de la ville de Nikko. Après la Seconde Guerre mondiale, le camping comme activité scolaire est devenu populaire, et en 1966 la National Camping Association of Japan est née. Mais ce n’est qu’au début des années 1990 que le camping a véritablement explosé (avant de retomber aux oubliettes au début des années 2000).

Randonnée au Mt. Kuzumi, Taketa, Japon
Photo by Andreas Chu on Unsplash
Le camping au Japon est en train de vivre son deuxième boom après celui des années 1990. Selon la National Camping Association, les campeurs sont passés de 7,5 millions à 8,4 millions entre 2013 et 2017. C’est l’expression d’un besoin de nature, d’un rapport matériel aux choses, alors que nos vies sont toujours plus régies par le numérique, l’immatériel.
Ironie du sort, l’explosion des réseaux sociaux et la généralisation d’internet ont rendu le camping plus facile que jamais. L’expérience est devenue beaucoup plus confortable, mais elle est aussi plus déconnectée que jamais de la nature. Dans le monde d’avant, vous deviez savoir comment monter une tente et faire un feu, et il vous fallait les bons outils. Cela impliquait de trouver un magasin spécialisé qui vous vende le bon matériel. Aujourd’hui, vous pouvez apprendre la base du camping sur YouTube, et acheter tout le nécessaire sur une boutique en ligne.
L’activité est devenue particulièrement populaire chez les jeunes qui ne manquent pas de poster des selfies d’eux en train de griller des saucisses ou de boire un thé chaud dans une tasse en titane devant un lac avec le hashtag "fashionable camping". Les plus grands magazines masculins (Dime, Trendy, Monoqlo…) publient un hors-série camping tous les ans. Oubliez le camping sauvage : il y a maintenant des campings aménagés un peu partout au Japon, avec douches, toilettes, eau chaude, et tout le confort de la maison.
Camper n’est plus une activité réservée aux hommes endurcis ou aux étudiants fauchés. À Saitama, le Nagatoro Autocamp a été pensé pour attirer les jeunes mamans urbaines. Il y a des douches réservées aux femmes. Des tables à langer et des abris pour donner le sein. Il y a même une cabine pour se maquiller. Le tout parfaitement propre. Ce genre de camping devient la norme, au point que le mot glamping (contraction de "glamour" et "camping") est entré dans le vocabulaire courant des loisirs japonais.
La moitié du plaisir du camping réside dans l’achat du matériel. Si vous êtes un petit groupe, Ogawa Campal propose une tente à 150 000 yens (environ 1 200 euros) avec son propre salon. Pour 42 000 yens (330 euros), vous avez la tente pour deux personnes, qui résiste aux intempéries et se monte en sept étapes.
Pour cuisiner, il y a pléthore de barbecues portables qui n’ont rien à envier à un grill George Foreman. Si la cuisine ce n’est pas votre truc, essayez les "Canettes Pancakes" ou n’importe quel plat cuisiné sous vide. Le gyudon, le riz nappé de viande de bœuf mariné, est meilleur que ce que vous croyez.
Et bien sûr, n’oubliez pas d’emporter une batterie solaire pour recharger vos iPhones, iPad et autres MacBook. Les générateurs portables sont aussi bon marché. Et tant qu’à faire, prenez aussi un hamac pliable ; Probasto en propose un qui tient tout seul, à moins de 100 euros. Il n’y a rien de tel que de se balancer de droite à gauche, porté par le vent, tout en regardant des vidéos YouTube sur l’importance de communier avec la nature.
Après avoir dégusté votre repas, vous songerez, en sirotant une Asahi Super Dry rafraîchie par votre frigo portable (11 000 yens, 90 euros), à quel point vous dormirez bien ce soir. Car bien sûr, dans votre tente, vous disposez d’un duvet thermorégulé et d’un matelas à mémoire de forme waterproof, parfaits hiver comme été.
Tout ça, c’est super, surtout lorsqu’on veut expérimenter le fait d’être hors de chez soi tout en se sentant, le plus possible, comme à la maison.
J’ai quelques doutes. Il y a une part au fond de moi qui continue de préférer le camping à l’ancienne…
Un article paru dans TEMPURA N°3, le magazine trimestriel sur les cultures du Japon, disponible en kiosques, librairies et sur www.tempuramag.com